Marie FARGE's profile

TRACES Livre-Objet

Creation of an object book, in the form of a non-commercial box set of 1200 copies, containing the latest works of Nadine Delahaye Roda-Gil, who died on 27 February 1990 (TRACES) and the novel Mala Pata by her husband Etienne (MALA PATA).
Most of the works were reproduced in his studio with a Canon copier used in screen printing overprinting.
A flexible version of TRACES, a catalogue for the exhibition I organised in Lausanne on 28 February 1992, in the Vidy-Lausanne theatre, was also printed.

Création d'un livre objet, sous forme d'un coffret hors commerce édité à 1200 exemplaires, regroupant les dernières œuvres de Nadine Delahaye Roda-Gil, disparue le 27 février 1990 ( TRACES ) et le roman Mala Pata de son époux Etienne ( MALA PATA ).
La plupart des oeuvres ont été reproduites dans son atelier avec un copieur Canon utilisée en surimpression à la façon de la sérigraphie.
Il a été également été imprimé une version souple de TRACES, catalogue pour l'exposition que j'ai organisée à Lausanne le 28 fev 92, dans le théâtre de Vidy-Lausanne.

Avant d'aimer, nous vivons, tous, et toujours, de souvenirs et d'histoires que nous n'avons pas vécus. C'est comme vivre inutilement deux fois.
Mes souvenirs, avant elle, étaient des Espagnes anciennes et insurgées, créatrices de vie et d'écoles nouvelles, mères douloureuses d'un monde moderne possible Tout ce qui survivait aux Cathares, Hussites, Commune de Paris, à la défaite de la République. Resistances, Longues Marches...
Quand j'ai rencontré et tout de suite aimé Nadine, j'ai compris ce que voulait dire renoncer. J'étais assez mesquin pour croire qu'elle pouvait faire sa vie dans le confort de l'abondance.
Elle m'a choisi, voulu, puis, naturellement, à la mort presque simultanée de nos deux pères, elle s'est installée avec nous, parmi les exclus du bonheur, dans ces banlieues si proches des lumières que des maîtres tristes, se croyant généreux, nous font bâtir pour notre bien. Lapinières à loyers modérés, réserves de forces de travail et de chair féminine facile à humilier.
Les lointains étrangers vivant en france étaient, alors, des Italiens, des Espagnols, des Portugais, les premiers Algériens Trains horaires, Cités universitaires, exils repérables sur les marchés grâce aux poivrons, morues séchées, bidons d'huile d'olive...
Elle nous a rendus, ensemble à la société, avec nos vraies forces : savoir rêver, créer, changer le papier, la toile, dessiner, désirer, savoir faire, d'une exigence légitime ou d'un caprice, une chanson ; savoir surtout, avec presque rien, rendre beau l'espace de la vie quotidienne. "Rien de riche", mot de poète, fondant le possible de l'harmonie du vivant.
Peu après, la France entière s'est inventé Mai 68.
L'impossible de notre vie ensemble transformée en bonheur. Nadine était fascinée par la condition de l'esclave artiste des sociétés pré-chrétiennes. Cet artiste plus libre que ses maîtres, plus disponible aux splendeurs de ce monde et de la vie, ce gratteur acharné des murs de nos demeures, magicien souriant, depuis Lascaux, depuis toujours... Cet inventeur de chasses, d'amours et de vies éternelles : mystères, ménades, faunes des décors de maisons, rues et sentiers. Bien avant le carnaval.
Cette passion partagée s'est trouvé une capitale : POMPEI. Mosaïques, marbres brisés, fresques, nature hostile et fraternelle à la fois. Vignes vierges, eau vivante, théâtres et cirques, sang et rêves, gladiateurs et peintres inconnus, boulangers et maisons à vin, nécropoles, temple d'Isis.
Qui parle d'amour dit, sans besoin de preuves, qu'il ne sait pas de quoi il parle. Il ne s'agit ici que d'évoquer le bonheur. Le bonheur qui survit à toutes les pertes : l'espèrance. Savoir attendre.
Heureux sans le savoir, nous avons couru les champs de pierres dressées. Ramassé des éclats de menhirs dynamités par les formes modernes d'agriculture. Suivi, ensemble, les flux perdus d'une autre vie plus proche de notre vie. Reconnu les tables des dolmens dans les pierres des calvaires, ancien travail des hommes. Toujours préféré la mousse, vivante sur le granit, à la grimace douloureuse qu'on lui avait imposée.
Misère de l'éducation : de la religion qu'on avait essayé de lui transmettre pendant sa jeunesse à l'Institut Normal Catholique Adeline Désir, elle n'avait retenu que le dernier mot. Les livrets scolaires du "premier Cycle classique"gardent le souvenir d'une "élève qui a le goût pour les sciences d'observation". Une autre année indique, au premier trimestre, qu'elle "s'intéresse beaucoup à la géologie". Un monde créé en six jours ne lui suffisait pas.
Des pierres ramassées un peu partout, petits cubes blancs et noirs de tous les sols et de tous les seuils antiques, éclats de marbres, de granits détruits, lambeaux de fresques tombés, têtes de terre souriantes et fruits de calcaire mexicains, algues fossiles, ont, peu à peu, constitué notre trésor. Comme on accumulerait des mots dont on a perdu les différentes grammaires, exilés, eux aussi, témoignages de ce qui ne peut pas se transformer, sans grossièreté, en éléments de décoration.
Décoration. Le mot est lancé.
Art-Techniques. C'est au centre de la Rue Monceau que Nadine s'inscrit, abandonnant ce qui aurait pu la conduire à des études de Médecine. Copies de classique, moderne réduit aux modes. Elle travaille à un diplôme d'architecte d'interieur. Déjà la volonté de l'activité de l'artiste ancien : la meilleure, la pire, donner du goût à ceux qui ont de l'espace et de l'argent. Donner de soi à ceux qui ne savent pas, ne voient pas. Fortune des revues de luxe où passent, figées, les images des intérieurs fabriqués. Création réduite au budget. Peintres et plantes vertes heureusement dans la même rubrique. Au bout du compte, séjours et salons, maisons de thé privées, cérémonies perdues de bourgeoisies qui ne sauront jamais s'inventer une mémoire, une histoire différente de celle de l'aliénation du travail...
Imagerie encore. Chandeliers, esclaves noirs déguisés de bois polychromes. L'émotion vaincue assimilée à la maladie. Europe italiennes coloniales, empires d'ébénisterie. Barbaries polies niant les catacombes, les céramiques détruites, les sous-bois imprenables.
Rien de bien éloigné des affreuses toiles cirées glacées, cosy-corners et méchants buffets Henri II des pauvres.
Parfois, un peu de lumière. Déjà, elle ne renonçait pas. Faire vivre le rêve des femmes dans les détails de couleurs pâles ou fanées, faire survivre les tentations pré-raphaélites, débarrassées des manières, avec des couronnes de lauriers, d'orge, fleurs séchées. Lancer les meubles d'osier à l'assaut des déserts-salons peuplés de cuirs colorés, cloutés profond, comme si la peau de la bête écorchée avait encore une chance de bondir.
L'arme du sourire de l'évidence. Diplôme arraché, Nadine crée des papiers peints. Végétations simples et enchevêtrées des mondes vaincus, urbanisés,souvenirs tendres arrachés aux naïvetés des exotismes, survie de l'épopée de LIBERTY : le possible du décor des plus beaux rêves à la portée de tous. Blake, William Morris, Walter Crane...
Peu d'écho à ce que l'on voyait mal remplacer les pitoyables toiles peintes, les tissus mille fois reproduits ou les rouleaux de papier recouverts selon la mode, la saison, l'épouse remplacée. Notre temps. Fortune des apparences. A cette époque, elle peint les murs d'une salle d'attente pour les enfants cancéreux de Villejuif. Consolation redoutable : des arbres, du ciel...
Nos enfants sont venus. Elle était fière de sa maison, habillée de ses mains et de celles d'hommes et de femmes qu'elle aimait. Cette "machine à vivre", elle voulait bien la montrer. Autour d'un atelier, une bibliothèque aztèque, cuisine salle à manger, planches et tréteaux laqués de blanc, table idéale. Perles de petites filles enfilées une à une, avec sa soeur, sur des abat-jour byzantins découpés et tendus à la main. La main encore, premier outil, ramasseur de fleurs, artisan de l'espace, immense ou minuscule.
Livres, fleurs, toiles tendues, chat, deux garçons, nous avons partagé nos vies, nourris, tous, du vrai pain de sa présence et de sa création.
"Icônes suprématistes", sérigraphies des années de plomb en Italie, série sur toile de femmes traversant, de dos, notre quotidien, Chine rêvée et vécue, encres et pierres flottées et, les dernières années, la scénographie, décors et costumes de "ÇA IRA", Opéra de la République. Notre Valmy. Fondation.
Des armes, des oiseaux, le bonheur reconnu, volontaire.
VALMY, on vous dira que ce n'était qu'une canonnade. Les professionels de la guerre n'aiment pas cette bataille. Les professionnels auraient reculé. entre la Liberté et la mort, il n'est pas surprenant que nous choisissions notre survie. Volontaires, ils ont choisi de ne pas reculer.
Un jour de Février, elle est partie.
Les historiens de la perte de notre humanité pourront s'en assurer : il y avait grève du personnel hospitalier, ce jour là, à Cochin. Pour un peu plus que pour de l'argent. Pour la dignité.
Elle avait choisi.
Elle l'a écrit, peint, dessiné, laissé la trace de cette volonté. Farandoles malgré le goudron, la pluie : la vie éternelle. L'idée.
Elle était belle.
Assez hurlent le passé et le présent. Elle est là, aussi vrai qu'aucun enfant ne s'étonne d'entendre une voix aimée lui parler depuis l'autre côté d'un océan dans un téléphone sans fil...
Elle est là. Pas à côté, ailleurs ou dans n'importe quel espace ou dimension.
Là. Dans notre toujours. Avant que nous n'entrions dans le sien. Marie Farge, mieux et plus qu'une fille, a pris de ses mains cette torche ardente renversée jusqu'à s'y brûler. Pour faire ce livre. Pour tous les enfants, encore une fois. Pour les aider à devenir fièrement les ouvriers, les artisans de la vie. Artistes. Tous. Avant de renoncer.
Etienne Roda-Gil, Paris, fin 91.
(Extrait du livre TRACES)
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